Roland Barthes ou les exigences d'une parole libre

Scénographie et méta-énonciation des notes du "Neutre" au cours

Matthieu Monney

Cette contribution met en regard les deux matériaux provenant du cours de Barthes au Collège de France intitulé « Le Neutre » : ses notes préparatoires et les enregistrements des séances. Nous examinerons ces énonciations dans leurs conditions de production et de réception ainsi que dans leur matérialité propre, avant d'observer les changements apportés au texte des notes au moment de faire cours. Les différences observées seront rapportées à deux aspects de l’acte d’énonciation : le principe interlocutif, qui considère le cours en tant que transmission de savoir ajustée à une situation et un auditoire particuliers ; et le principe intralocutif, envisageant le dialogue que le locuteur tient avec lui-même alors qu’il fait cours pour autrui. Ces dimensions, dans les notes et le cours, attestent une « parole inquiète » (Bellon, 2012) et la façon singulière dont Barthes habite le langage.

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DOI: 10.19079/lde.2021.s2.3

Full citation:

Monney, M. (2021). Roland Barthes ou les exigences d'une parole libre: Scénographie et méta-énonciation des notes du "Neutre" au cours. Linguistique de l’écrit 2.

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1 | Introduction

1Lorsque Roland Barthes donne sa leçon inaugurale au Collège de France, le 7 janvier 1977, il se présente d’emblée comme un « sujet incertain, dans lequel chaque attribut est en quelque sorte combattu par son contraire » (1978a : 7). Tout au long de son œuvre, il restera dans l’inquiétude de sa propre position et du pouvoir qui travaille le discours ; des préoccupations qui ne peuvent qu’être exacerbées par la perspective d’occuper un poste prestigieux, et par là une position haute dans l’élaboration et la transmission du savoir. De son passage au Collège de France, où il enseignera jusqu’en 1980, nous avons gardé plusieurs traces, dont une grande partie des notes manuscrites, ainsi que les enregistrements de ses « exposés ». Ce matériau constitue une source de réflexion et de recherche extrêmement stimulante, tant pour les généticiens que pour les linguistes de l’énonciation, les sémiologues, les pragma-syntacticiens ou encore les littéraires.

2Dans notre contribution, nous avons articulé deux angles d’approche, en les faisant dialoguer. D’une part, nous avons considéré la matérialité1 et les conditions de production et réception spécifiques des deux énonciations : celle dont les notes du cours portent la trace et celle du cours lui-même (au moyen de son enregistrement). D’autre part, nous avons simplement et obstinément comparé les énoncés provenant de ces deux situations, en nous concentrant sur certains décalages, de l’ordre des contenus propositionnels, de la réalisation syntactico-lexicale et de l’embrayage énonciatif, entre les notes et leur oralisation. Notre travail interprétatif vise, in fine, à articuler les divergences observées aux paramètres énonciatifs particuliers de ces deux discours, envisagés notamment dans leurs dimensions matérielle, pragmatique et cognitive.

3Ce faisant, nous nous inspirons de la perspective de Berrendonner, pour lequel les structures privilégiées de l’oral ou de l’écrit sont à rapporter à des « contraintes d’optimalité » (2004 : 250) différentes, mais en adoptant une position moins continuiste que ce dernier2. Chez le linguiste fribourgeois en effet, la question de la matérialité du discours et de la façon dont celle-ci influe sur les structures et systèmes sémiotiques s’éclipse un peu derrière la réflexion sur les conditions pragmatiques et cognitives de l’énonciation. Nos réserves se fondent sur une analyse sémiologique matérialiste (Mahrer, 2014 et 2019), qui permet à la fois de relativiser la continuité entre grammaire de l’oral et grammaire de l’écrit, et de considérer de façon critique le rabattement de la distinction oral/écrit sur une polarisation généralisée de la communication fondée sur des déterminations socio-cognitives, à la manière de Koch & Oesterreicher (2001).

4Le matériau étudié s’avère particulièrement intéressant parce qu’il déconcerte allègrement les représentations stéréotypiques de l’opposition oral/écrit, où le premier est réduit plus ou moins à la conversation spontanée, tandis que le second est saisi essentiellement dans ses instanciations les plus formelles (presse écrite, littérature, discours politiques, scientifiques ou philosophiques, etc.). Cette dualité est mise à mal à la fois par les caractéristiques propres des notes et de leur oralisation, et par leur interdépendance complexe.

5Nous avons d’un côté, avec les notes de cours de Barthes, un écrit singulier, que Marty rechigne même à appeler un texte : « [s]i nous plaçons le mot “texte” entre guillemets, c’est précisément que ces notes sont davantage ce qu’on pourrait appeler un infra-texte, c’est-à-dire un état de discours qui précède le texte mais dont le caractère rudimentaire, abrégé, miniaturisé, réduit, concentré, élémentaire, parfois esquissé ou virtuel tient à ce qu’il est tout entier dans la tension de sa profération à venir, dans l’anticipation ou le projet de son actualisation » (Marty, 2002 : 12). Ces notes se distinguent de fait nettement des productions prototypiques de l’écrit (celles qui constituent la norme haute, en littératie) par plusieurs aspects, et pour plusieurs raisons. D’abord, elles sont à la fois produites « pour soi » (elles ne sont pas destinées telles quelles à la publication) ; ensuite, elles n’ont pas leur fin « en soi », mais elles projettent et se projettent dans leur oralisation publique, qu’elles sont censées préparer et servir ; oralisation qui dans un certain sens accomplit cet « infra-texte ». L’autonomie énonciative des notes est alors toute relative, étant donné qu’elles ont pour finalité l’énonciation orale du cours. Elles relèvent ainsi de l’écrit préparatoire, que Mahrer décrit comme un « objet paradoxal » par le fait qu’il est « un avant dire qui est un écrit produit dans l’horizon d’un dire qui est un oral » (2014 : 29). Nous touchons là déjà à la dépendance des notes (le « préparant » : ibid.) envers leur oralisation (le « préparé » : ibid.). Par ailleurs, les écrits préparatoires tendent à présenter certaines caractéristiques associées à l’oral spontané (économie langagière, correction immédiate sous forme de rature), alors qu’ils ne sont pas communicationnels, étant produits comme nous l’avons dit « pour soi ». Ils comportent d’autre part des éléments strictement graphiques (schémas, flèches, mise à profit de la verticalité de la page), tout en s’éloignant des écrits prototypiques par leurs préférences grammaticales. Ces singularités tiennent au fait que les écrits préparatoires (d’oral ou d’écrit d’ailleurs) comportent à la fois des formes de l’énonciation qu’ils préparent et des formes propres à la préparation (Mahrer & Nicollier, 2014).

6Quant au cours oralisé, il s’éloigne du prototype de l’oral qu’est la conversation à bâtons rompus par plusieurs côtés, dont voici les plus évidents : d’abord, il relève des « productions orales non spontanées obéissant à des protocoles formels établis » (Mahrer, 2014 : 29), que Gardes Tamine va jusqu’à caractériser comme de l’« oral écrit, si l’on peut dire » (2004 : 151). Par moments, l’oralisation frise même la lecture. De plus, la dimension interactionnelle se trouve forcément atténuée, en raison de la répartition asymétrique de la parole qui caractérise le genre du cours magistral, quasi exclusivement monologale3, et des rôles communicatifs qui lui sont propres4 (enseignant/enseigné, ou alors, étant donné les réticences de Barthes face à ce rapport, orateur/public. Cf. Bellon, 2012). Ensuite, le cours est bien une parole située et adressée, mais il relève de la distance communicative (Koch & Oesterreicher, 2001), comme le montrent la dimension publique de l’énonciation et le fait que l’orateur-enseignant a affaire à une pluralité d’individus souvent inconnus. L’image de l’énonciataire guidant l’activité d’énonciation résulte dès lors d’une stéréotypisation5 (Amossy, 2016 [2012]). La subjectivité est mitigée du côté de l’énonciateur également, étant donné l’ethos particulier sur lequel reposent la production et la transmission de savoir6, en l’occurrence un effacement énonciatif relatif (inter alia Rabatel, 2004).

2 | Énonciation et scénographie

7Ce ne sont pas les différences a priori entre les deux situations d’énonciation qui nous intéresseront, mais plutôt ces différences en tant qu’elles éclairent les variations linguistiques observées entre les notes et le cours, sur la base d’une réflexion sémiologique et plus spécifiquement énonciative. En effet, bon nombre des variations que nous avons relevées peuvent être rattachés à la « scénographie »7, au sens de l’image que le discours donne de sa situation, de son énonciateur et de ses énonciataires. La scénographie se construit conjointement par le contenu du dire (par exemple quand Barthes commence son cours en le présentant comme « une suite d’exposés »), par les manières de dire (composante stylistique) et par les manières de faire (composante pragmatique)8. Ces données textuelles s’articulent à d’autres, contextuelles : l’ethos prédiscursif du locuteur et le cadre générique de l’interaction. Faire un cours au Collège de France, c’est investir une institution de prestige dans le système d’enseignement supérieur français, réservée aux scientifiques les plus renommés et ouverte à tout public, hors des contraintes de plans d’études. Cela va bien sûr peser sur les formes de la parole qui s’y tient.

8Nos observations ont été guidées par l’hypothèse suivante: un certain nombre de divergences entre les notes de Barthes et le cours lui-même peuvent se rapporter à deux principes. Le premier est interlocutif ou rhétorique, de l’ordre de la transmission. Il concerne le fait que le discours est adressé à un auditoire particulier, et relève d’un partage de savoir. Le second est intralocutif et relève de l’auto-dialogisme constitutif du fait énonciatif, selon lequel le locuteur est son premier récepteur, et manifeste dans son discours les réponses et réactions à sa propre parole (sensibles dans les ratures, modalisations autonymiques d’emprunt, reformulations correctrices ou recatégorisations métalangagières sur son propre dire). La manifestation chez Barthes de ces deux principes participe de la qualification de son discours comme « une parole inquiète » (Bellon, 2012), témoignant de ce qu’Authier-Revuz appelle son « hygiène énonciative » (2020 : 540), au sens du recours à « la panoplie des outils à même de troubler la “bonne conscience” du dire d’un mot par le rappel du déjà-dit dont il est porteur » (ibid.). La distinction entre interlocutif et intralocutif est un geste théorique un peu brusque, séparant ce qui est foncièrement conjoint dans l’acte d’énonciation9 ; elle s’avère néanmoins utile dans l’analyse et l’interprétation des données. Il faut dès lors garder à l’esprit la continuité entre les deux aspects : l’articulation du dialogisme interlocutif et intralocutif dans le langage.

9Avant de passer à l’analyse même, un point méthodologique. Nous avons concentré notre attention sur la première séance du cours, celle du 7 mars 1978, étant donné que c’est là que se joue initialement la scénographie et que s’installent les co-énonciateurs dans leur rôle respectif. Compte tenu de l’objectif de notre étude, nous avons présenté les extraits de notre corpus sur deux colonnes, avec, à gauche, la transcription des notes manuscrites de Barthes (N) et, à droite, la transcription du passage correspondant du cours10 (T). Les conventions de transcription que nous avons utilisées sont celles du groupe ICOR, que l’on peut trouver en ligne11. Est indiquée entre parenthèse la durée des pauses en secondes, avec un point lorsque celle-ci est inférieure à deux dixièmes de seconde.

3 | Le principe rhétorique ou interlocutif

10Intéressons-nous pour commencer aux éléments de la scénographie qui contribuent à une représentation de la situation d’énonciation comme visant à la transmission d’un savoir (fût-il en train de s’élaborer, incertain, hésitant). Cet aspect concerne des marques de structuration du cours, d’élaboration ou de clarification de son contenu… en somme, tout le travail énonciatif orienté vers l’autre et donc sur la situation d’énonciation comme interlocution.

Situer et structurer le propos

11On trouve de façon assez attendue un certain nombre d’ajouts à l’oral qui servent à organiser le déroulement de la parole, à situer le propos dans le développement du cours. Ils prennent la forme de commentaires méta-énonciatifs appartenant au champ qu’Authier-Revuz appelle « l’auto-représentation du discours en train de se faire » (2020 : 16). Ce dernier concerne le « dédoublement du dire accompli par le moyen – ou accompagné – de sa représentation » (ibid. : 19). Il est mis en jeu notamment dans les opérations de structuration ou de clarification des visées et intentions portées par le discours. On peut considérer que ces ajouts viennent pallier un déficit de l’oral par rapport à l’écrit pour ce qui concerne la structuration d’un contenu, dû à la mono-dimensionnalité du premier contre la bi-dimensionnalité du second. L’écrit en effet se prête particulièrement bien à la hiérarchisation du propos par le fait qu’il s’inscrit visuellement sur un support, et peut mobiliser de nombreuses ressources organisationnelles, telles que les listes numérotées ou alphabétiques, la disposition des énoncés sur la page, un certain nombre de signes graphiques (flèches, schémas, etc.) ou encore divers moyens typographiques tels que l’encadrement, la mise en gras ou la taille des lettres (pour ne citer que des procédés que Barthes utilise dans ses notes). Or il s’agit à l’oral de rendre sensible cette organisation dans le déroulement temporel de la parole, ce qui passe souvent par des élaborations commentatives, qui peuvent être prospectives :

N : (1)–En guise d’épigraphes
pour tout le cours → lecture de quatre textes :
T : avant de commencer (1.0) je vais lire (0.3) en guise d’épigraphes à ce cours à l’ensemble de ce cours (0.4) je vais lire quatre textes
Extrait 1 🔊

12On voit bien ici la fonction cadrative du circonstant « avant de commencer » suivi de l’annonce au futur périphrastique « je vais lire », qui relèvent du méta-énonciatif organisationnel, situant dans le déroulement du cours le propos qui va suivre. Il est intéressant d’observer de quelle façon l’encadrement assorti d’une numérotation, puis les constructions averbales qui suivent – dans les notes – se trouvent en quelque sorte « linéarisés » à l’oral dans une construction plus normée.

13Ces commentaires structurants peuvent évidemment aussi fonctionner rétrospectivement, comme on le voit dans l’exemple suivant :

N : (2) – Argument
- Je vais donner d’entrée de jeu l’objet de ce cours, son argument :
T : voilà ces quatre lectures (4.2) je vais maintenant euh présenter euh (0.4) rapidement (1.1) le cours (3.4) euh je voudrais d’entrée de jeu (1.8) donner l’objet de ce cours c’est-à-dire son argument
Extrait 2 🔊
« Le Neutre », leçon du 7 mars 1978, détail du f° 1. (© BNF, Fonds Roland Barthes, NAF 28630 ; reproduit avec l’aimable autorisation d’Éric Marty, représentant de l’ayant droit.)

14À la fin de la lecture des textes, Barthes conclut à l’oral par « voilà ces quatre lectures », où le présentatif se rapporte déictiquement aux textes qui viennent d’être lus, et répond en quelque sorte à l’annonce présentée en (1), en fonctionnant comme opérateur de clôture. Il poursuit ensuite par un acte méta-énonciatif prospectif, qui fait intervenir non seulement l’annonce du déroulement, mais l’explicitation – via le verbe volitif à la première personne – de ses intentions et visées communicationnelles.

Expliquer et compléter

15La transmission d’un savoir implique de construire sur du déjà connu, et donc de produire des hypothèses – de façon plus ou moins consciente – sur l’état des connaissances de son public. Dans les exemples suivants, les écarts de l’oral par rapport aux notes portent justement sur des explications de concepts ou des compléments d’information.

N : ne serait-ce que par la loi structurale de rotation des Refoulés T : ne serait-ce que par la loi je dirais (0.4) structurale de rotation des (0.9) refoulés n’est-ce pas quand un mot a été refoulé (0.4) ben il ressurgit (0.2) c’est la loi structurale de rotation (0.3) des modes
Extrait 3 🔊

16Dans l’extrait (3), Barthes ajoute à l’oral une forme de parenthèse explicative, à la suite du marqueur discursif « n’est-ce pas », qui marque généralement une demande de confirmation. Mais ici le marqueur se place immédiatement à la suite de l’introduction du concept de « loi structurale de rotation des refoulés »12. On peut en inférer que la demande de confirmation porte sur la compréhension de la notion par son public, dont Barthes anticipe en quelque sorte la carence (possible) en apportant une explication, avant de terminer par une reformulation conclusive du concept : « c’est la loi structurale de rotation des modes ». Ce genre de séquences ajoutées, improvisées, participe de la scénographie pédagogique parce qu’elles construisent une certaine représentation de la situation comme lieu de transmission (ou d’élaboration) de savoir, par un énonciateur qui tient compte de son énonciataire collectif, notamment en termes de connaissances partagées, dont découle la nécessité de clarifier, expliquer, développer tel concept ou telle théorie.

17Cette dynamique est à l’œuvre également dans l’exemple (4), avec d’autres mécanismes énonciatifs notables.

N : -le Paradigme, c’est quoi ? -C’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens T : alors le paradigme c’est quoi il faut tout de même rappeler même si c’est connu c’est peut-être oublié c’est un mot qui était (0.7) très connu il y a une dizaine d’années qui est passé peut-être un peu de mode (0.7) alors je rappelle que le paradigme c’est l’opposition (0.4) de deux termes virtuels (0.6) dont j’actualise l’un (0.7) pour pouvoir parler (0.5) pour pouvoir produire du sens
Extrait 4 🔊

18On peut remarquer ici, dans le passage ajouté à l’oral entre la question (« le paradigme c’est quoi ») et la réponse (« c’est l’opposition… »), une forte désubjectivation, ou un « effacement énonciatif » (Rabatel, 2004) – qui passe par les diathèses impersonnelle et passive – ainsi que des modalisations précautionneuses (répétition du « peut-être ») au moment de justifier l’acte, méta-énonciatif, de rappel, qui ouvre (« il faut tout de même rappeler ») et conclut (« alors je rappelle que ») la séquence. Il s’accompagne par ailleurs d’une manœuvre concessive en « même si », qui, de concert avec le rappel, construit l’image d’un savoir déjà partagé. Ce faisant, Barthes évite toute référence directe à son auditoire, tout en apportant un complément d’information motivé essentiellement par une évaluation des connaissances communes (ou destinées à le devenir). Cela peut s’expliquer par la menace, pour la face du destinataire, de l’acte de rappel, qui revient à lui attribuer l’oubli que l’on se propose de réparer. Et en même temps, c’est un geste essentiel de l’activité enseignante, en particulier dans une situation comme celle du Collège de France, où les auditeurs, hors cursus déterminé, ont des compétences et connaissances très variables. À des considérations qui relèveraient plutôt du « contenu » se mêlent ainsi des aspects touchant à la « relation » (selon la célèbre opposition décrite par Watzlawick et al., 1972). Bien sûr, d’autres rappels ou compléments sont plus brefs, et ne donnent pas lieu à des structures aussi complexes. Par exemple lorsque Barthes fait remonter la conceptualisation du « tertium » à Brøndal, en y ajoutant simplement à l’oral l’apposition caractérisante « structuraliste danois ».

Amuser l’auditoire

19L’humour, qui concerne peut-être moins directement l’impératif de transmission13 que la survenue d’un moment particulier de communion, est un autre phénomène qu’on peut rattacher à l’interlocution. Comme le rappelle Charaudeau en effet, l’acte humoristique tend à « faire de son interlocuteur un complice » (2006 : 22), et les rires constituent d’ailleurs, dans les enregistrements du cours, les contributions les plus remarquables du public (elles se limitent pour le reste essentiellement à des toussotements ou autres raclements de gorge). Certains de ces actes humoristiques sont manifestement préparés, vu qu’ils apparaissent dans les notes, par exemple sous la forme d’une remarque entre parenthèses accompagnée d’un point d’exclamation (bien que cette présentation ne concerne pas uniquement des faits d’humour). D’autres traits d’humour semblent improvisés. Nous ne nous arrêterons que sur deux exemples. Le premier se fonde sur une dénomination décalée :

N : –Cette bibliothèque : ni raisonnée (je n’ai pas suivi un programme bibliographique : cf l’Intertexte qui vous est distribué) ni exhaustive T : cette bibliothèque n’a pas été raisonnée c’est-à-dire j’ai pas suivi un programme bibliographique (0.9) mais il s’agit simplement d’un intertexte et ici vous pourrez en prendre (0.4) la connaissance et même possession (0.5) dans la mesure euh (0.2) du nombre disponible (0.5) euh à (0.5) pendant l’entracte hein (0.8) voilà l’intertexte ((rires audience)) (1.2) alors donc j’ai (0.2) promené cette bibliothèque n’est raisonnée (2.5) et elle n’est pas non plus elle n’a pas été exhaustive
Extrait 5 🔊

20Ce qui suscite le rire ici est probablement le choix du terme « entracte » pour désigner la pause, et l’on remarque d’ailleurs que ce nom – qui se rapporte plutôt au spectacle, de type théâtral ou cinématographique, d’où le décalage – survient au terme d’une recherche lexicale, sensible dans les hésitations et l’abandon-reprogrammation (« euh à (0.5) pendant l’entracte hein »). On peut aussi voir dans cette métaphore une manière de définir la situation d’énonciation comme théâtrale, ou alors un symptôme d’une représentation théâtrale de l’activité de cours – une mise en scène préparée, puis jouée devant un auditoire. Ce qui rend le « décalage » tout relatif.

21Le second exemple relève plutôt de l’autodérision, et concerne à nouveau la situation d’énonciation et la position de professeur ou d’orateur, comme occupation peut-être exagérément exclusive et prolongée d’un espace de parole.

N : seulement un “cours”, tenu par moi-même, pendant deux heures, ceci pendant 13 semaines T : un cours ça veut dire euh (0.9) euh (1.0) des exposés une suite d’exposés tenus par moi-même (0.7) pendant deux heures malheureusement (0.4) à la suite (0.7) ((rires audience)) et ceci pendant treize semaines
Extrait 6 🔊

Ancrage énonciatif

22Parmi les faits qui participent à l’ajustement de l’énonciation à son audience, ce qu’à la suite de Bakhtine, on appelle l’orientation interlocutive du discours (cf. Authier-Revuz, 2020), terminons avec la question de l’ancrage énonciatif. Nous pensons aux expressions référant spécifiquement au cadre de l’énonciation (le Hier-Jetzt-Ich-Origo de Bühler, 1934) et à ses figures constitutives, « l’une source, l’autre but de l’énonciation », qui donnent à cette dernière « la structure du dialogue » (Benveniste, 1974 : 85). L’illustration de ce processus tient pour nous dans l’entrée en matière fréquente des show-men, qui amorcent leur performance par un « [lieu où le spectacle a lieu] vous êtes là ce soir ? », qui fait office de rituel de prise de contact, fondé justement sur l’ancrage explicite de la parole dans son temps, son lieu et son destinataire, représenté par métonymie. Ce faisant, la production est singularisée et située, alors qu’elle tend assez naturellement (et en particulier lorsqu’elle repose sur une « partition » écrite) à la répétabilité et à la transposabilité.

23Pour ce qui relève du cadre figuratif de l’énonciation, nous avons repéré deux tendances dans les modifications (plus spécifiquement des ajouts) des notes au moment de l’oralisation. La première consiste à représenter l’énonciation du cours comme un procès à deux rôles actanciels distincts, le je-locuteur et le tu/vous-allocutaire. Cette polarisation peut prendre la forme d’une sollicitation explicite du vous par je, comme dans l’exemple suivant.

N : – entre chacune de ces 2 heures, une pause d’une dizaine de minutes. T : entre chacune de ces deux heures je ferai si vous le voulez bien (0.4) une pause d’une dizaine de minutes
Extrait 7 🔊

24En sollicitant son auditoire via la construction hypothétique « si vous le voulez bien », Barthes atténue la force actualisante du futur (« je ferai ») et la représentation brutalement monogérée qu’elle donne de l’activité langagière : le plan d’action est présenté comme suspendu à l’approbation des « partenaires » de l’interaction. L’énoncé suscite ainsi un effet de co-construction.

25De manière plus discrète, mais relevant toujours d’une forme d’implication de l’allocutaire dans l’échange, on trouve dans l’oral du cours de nombreuses occurrences de « n’est-ce pas » qui, à titre de demandes de confirmation, font en quelque sorte participer le public au processus intellectuel, à titre d’agent interprétatif de la communication.

26La seconde tendance est uniciste : elle revient à incorporer le destinataire dans le discours, essentiellement par des constructions en nous (en tant que pronom clitique, ou alors décliné en déterminant possessif notre/nos), ou éventuellement en on pouvant s’interpréter comme nous inclusif.

N : – Notre visée n’est évidemment pas disciplinaire : nous cherchons la catégorie du Neutre en tant qu’elle traverse la langue, le discours, le geste, l’acte, le corps etc. T : alors ici notre visée ne sera évidemment pas disciplinaire n’est-ce pas nous n’allons pas nous référer à une discipline ou même à plusieurs disciplines (0.7) nous allons chercher la catégorie du neutre (0.5) en tant qu’elle traverse la langue le discours le geste l’acte (0.6) ou le corps
Extrait 8 🔊

27L’ancrage dans la situation de parole est déjà effectué dans les notes, qui projettent une énonciation inclusive. Mais il est exacerbé à l’oral, avec le déictique spatial « ici » et la demande de confirmation « n’est-ce pas », qui, comme celle analysée plus haut, est suivie d’une explication ou reformulation produite uniquement à l’oral, construite sur la première personne du pluriel. Une autre différence intéressante est le passage, pour les verbes conjugués avec nous, du présent (dans les notes) au futur périphrastique (à l’oral) ; ou du présent au futur, pour le premier syntagme verbal, dont le sujet (« notre visée ») contient un déterminant possessif de première personne. L’énonciataire devient ainsi acteur – et pas seulement spectateur – d’un processus intellectuel projeté dans l’avenir immédiat de l’énonciation.

28Pour ce qui concerne l’ancrage spatio-temporel dans l’énonciation et la représentation de son cadre figuratif, il faut prendre en compte certaines dispositions pratiques liées à la matérialité de l’oral et de l’écrit. En effet, le signal oral, un processus produit par un corps en présence de son destinataire, est matériellement situé et « personnalisé (singularisé par sa substance) » (Mahrer, 2014 : 33), ce qui le dispose à référer à la situation d’énonciation. Le signal écrit, de son côté, relève de la trace ou du produit, et interpose son support entre l’émission et la réception, ce qui favorise le détachement du corps et de la situation d’émission. Ces « affordances » (cf. Mahrer, 2014 ainsi que l’introduction de ce volume) sont en partie déjouées par notre objet d’analyse (voir l’introduction de ce volume et de notre propre contribution), mais elles pèsent forcément sur les formes linguistiques produites.

29Ce que nous avons examiné sous l’angle interlocutif contribuait essentiellement à représenter l’énonciation et son audience comme les partenaires d’une transmission de savoir (le cadre générique du cours), dans un lieu et un temps particuliers. Pourtant, au moment où Barthes tient ses leçons, le dispositif pédagogique, reposant sur la relation asymétrique professeur-étudiant, ou orateur-public, est passablement ébranlé par ce que Bellon appelle un « désaveu du savoir et de ses prestiges » (2012 : introduction, §4). Il s’agit alors pour le sémiologue de trouver le moyen de tenir une « parole libre, à même d’accueillir l’autre sans le contraindre » (ibid., §3). Mais ce problème du rapport à l’autre est en même temps, profondément, un problème de rapport à soi. Les modalisations, précautions ou boucles méta-énonciatives ne visent pas seulement à ménager l’autre, mais expriment une certaine identité énonciative de Barthes, un rapport au langage et une résistance obstinée au pouvoir : celui qu’il pourrait exercer sur son auditoire, et celui qui parasite la langue, perçue comme « une rection généralisée » (Barthes, 1978a : 13).

4 | Le principe intralocutif : une parole inquiète

30Par intralocution, rappelons que nous faisons référence à l’auto-dialogisme constitutif du fait langagier, par lequel le locuteur, étant son premier récepteur, répond à sa propre parole (cf. Authier-Revuz, Culioli) : celle qu’il a tenue, qu’il tient ou qu’il va tenir. Le principe intralocutif réfère au besoin, pour Barthes, d’écouter ce qu’il dit au moment où il le dit et d’y répondre, si nécessaire, en le modulant. L’exigence, autrement dit, de parler une pensée vive. Cet impératif se manifeste dans ce qu’Authier-Revuz décrit comme une « résistance, dans l’écriture, à la menace de la “grégarité” du langage, de l’“arrogance” de la Doxa, “régnant” sous les habits du “naturel” » (2020 : 540).

Représenter le savoir en train de se faire

31L’inquiétude d’une position de pouvoir se rapporte en partie à des formes déjà soulevées dans le traitement de l’ancrage référentiel (je-tu, ici, maintenant). En effet, en travaillant sur la scénographie du cours pour en faire une pensée qui se donne à voir dans son déroulement, et qui tente d’intégrer l’énonciataire dans le processus, Barthes ébranle la posture professorale classique foncièrement asymétrique. Une autre facette de cette déstabilisation tient, par l’ancrage modal cette fois, à la manière chez Barthes d’assumer la subjectivité de sa position, en multipliant les modalisations et les formes déictiques (notamment la première personne, omniprésente). Cela peut aller jusqu’à l’appropriation conceptuelle, lorsque Barthes se met à parler de « mon neutre ». Il cherche ainsi à faire du savoir non pas un énoncé mais une énonciation, en affirmant que celle-ci « vise le réel même du langage ; elle reconnaît que le langage est un immense halo d’implications, d’effets, de retentissements, de tours, de retours, de redans ; elle assume de faire entendre un sujet à la fois insistant et irrepérable, inconnu et cependant reconnu selon un inquiétante familiarité » (Barthes, 1978a : 20). Il s’agit non pas de transmettre une connaissance arrêtée et figée, mais bien de penser ensemble, avec et dans le langage, depuis cet événement énonciatif complexe, préparé certes, mais qui se rejoue dans son oralisation publique.

Se déprendre du pouvoir dans le discours

32Le deuxième aspect du principe intralocutif concerne la prise ou la déprise du pouvoir dans le discours même, pouvoir qui prend la forme de « l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition » (Barthes, 1978a : 14). Cette façon de jouer avec le discours, avec la matérialité des mots, passe essentiellement par une pratique méta-énonciative obstinée, qui s’attache à la fois aux non-coïncidences du discours à lui-même, des mots aux choses, et des mots à eux-mêmes (dans la classification d’Authier-Revuz, 1995/2012).

33La première de ces pratiques se rapporte au champ du dialogisme interdiscursif ou de la polyphonie, le fait que l’énoncé « est rempli des échos et des rappels d’autres énoncés » (Bakthine, 1984 : 330). Cette altérité pointe régulièrement vers un énonciateur indéfini et vague, comme dans l’exemple suivant :

N : – Cette année, pas de “séminaire” : seulement un “cours” T : cette année il n'y aura pas euh ce qu'on appelle un séminaire (0.8) hem puisqu'il y a la possibilité au Collège d'avoir (0.6) une moitié d'heure en cours et une moitié d'heure en séminaire (0.5) cette année il n'y aura pas de séminaire il n'y aura que du cours
Extrait 9 🔊

34L’énoncé « ce qu’on appelle X » permet à l’énonciateur de se distancier de la dénomination choisie, tout en l’utilisant. À ce titre, il fonctionne comme une modalisation autonymique d’emprunt. Ce genre de commentaire « réflexif et opacifiant » (Authier-Revuz, 2007 : 114) transpose à l’oral ce qui apparaît dans les notes sous la forme de guillemets, les deux médiums ne disposant en effet pas des mêmes moyens de marquer la modalisation autonymique. Les guillemets vont ainsi régulièrement donner lieu à l’oral à des accompagnements paralinguistiques (geste des doigts mimant les guillemets ou marquage intonatif) signalant une séquence opacifiée, ou à des boucles méta-énonciatives, qui peuvent ajouter au strict repérage des unités mises à distance une spécification de l’altérité mise en jeu.

35Il arrive également que la source du dialogisme (au sens de l’énonciateur second, responsable de la formulation, auquel l’énonciateur premier emprunte une formule ou un mot) soit davantage définie, comme on le voit ici :

N : verbes (latin) : ni actifs, ni passifs, ou action sans régime T : et il y a aussi en latin par exemple des verbes qu’on a (0.2) qu'on a décrété dans certaines terminologies grammaticales (0.4) des verbes neutres (0.6) en ceci qu'ils n'é- qu'ils n'étaient (0.4) ni actifs ni passifs (1.0) ou qu'ils dénotaient une action (0.2) sans régime (0.4) c'est-à-dire qu'ils étaient intransitifs
Extrait 10 🔊

36Dans l’exemple, c’est l’ajout « dans certaines terminologies grammaticales » qui désigne la source du discours autre, et qui précise a posteriori le champ social auquel appartient le « on ». Nous pouvons faire l’hypothèse que la multiplication des formes méta-énonciatives dans l’oralisation tient – de façon complémentaire au changement de médium et par là des moyens de marquer l’autonymie – à la situation d’énonciation particulière des notes et du cours. Les premières sont un écrit qui ne sont pas destinées, au moment de leur production, à quiconque d’autre que Barthes. Mais au moment du cours, il mitige certaines assertions ou les rapporte à des sources autres. Se présenter soi-même comme source de vérité paraît difficilement supportable pour Barthes, qui redoute tant la « grégarité » du discours. D’où la nécessité de redoubler de « vigilance énonciative » (Authier-Revuz, 2020 : 540), pour désamorcer cette velléité « naturelle » d’attribuer la responsabilité des mots à celui qui les prononce.

37D’autres commentaires portent sur la non-coïncidence entre les mots et les choses : ils représentent ainsi le travail de nomination, la recherche du « mot juste ». Nous en verrons trois exemples :

38(11)

N : – Ce Cours : [rature] le Neutre, ou plutôt : le Désir de Neutre T : le sujet du cours est (0.8) le neutre (2.5) mais il me semble maintenant que j'aurais dû l'intituler (0.8) et le marquer ainsi sur la fiche (1.2) non pas le neutre mais plutôt (0.6) le désir de neutre
Extrait 11 🔊
Légende : « Le Neutre », leçon du 7 mars 1978, détail du f° 1. (© BNF, Fonds Roland Barthes, NAF 28630 ; reproduit avec l’aimable autorisation d’Éric Marty, représentant de l’ayant droit.)

39Le geste réflexif se présente ici dans une séquence méta-énonciative (« il me semble maintenant ») en forme de reformulation, qui intègre du métadiscours, au sens où Barthes représente sa propre parole comme autre, parce que (dé)passée : la réintitulation du cours au moment de l’énonciation (« maintenant ») par ego-maintenant s’inscrit en opposition avec une première nomination antérieure par ego-avant. L’auto-représentation du discours en train de se faire passe ainsi par une représentation de discours autre, dont l’hétérogénéité renvoie à un décalage temporel. Les notes montrent que Barthes avait prévu cette reformulation. Mais plutôt que de remplacer simplement la première expression, il opte pour la mise en scène du processus allant de la première formulation à la seconde, jugée plus satisfaisante. De plus, à l’oral, il ancre cette révision dans la situation d’énonciation en la modalisant par « il me semble maintenant ». Il donne ainsi à voir en le rejouant le travail de l’énonciation, qui consiste non pas à manipuler des objets de discours déjà arrêtés, mais à les construire ici et maintenant avec le destinataire. Peu après, dans un nouveau développement sur le terme « neutre », Barthes manifeste son désir d’instaurer une relation, fragile et partielle, du langage au monde14 :

N : Je définis le Neutre comme : ce qui déjoue le Paradigme* [renvoi à un béquet collé en marge]
[béquet] *ou plutôt : j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le Paradigme. Car je ne définis pas un mot ; je nomme une chose : je rassemble sous un nom, qui est ici le Neutre.
T : je définis le neutre d'emblée je définis le neutre (0.8) comme (0.4) ce qui déjoue le paradigme (.) ce qui déjoue le paradigme (1.3) ou plutôt j'appelle neutre (.) tout ce qui déjoue le paradigme (2.5) ce n'est pas la même chose parce que (2.6) en fait ce que je veux c'est (0.7) non pas définir un mot le mot neutre (1.2) mais ce que je veux c'est nommer une chose (.) ça n'est pas la même chose de définir un mot (0.6) et de nommer une chose (0.3) or ce que je veux c'est nommer une chose (0.7) je rassemble sous un nom (0.8) diverses choses et ce nom (1.9) je le trouve (0.4) sous l'espèce du nom neutre
Extrait 12 🔊
Légende : « Le Neutre », leçon du 7 mars 1978, f° 1, note collée à la marge. (© BNF, Fonds Roland Barthes, NAF 28630 ; reproduit avec l’aimable autorisation d’Éric Marty, représentant de l’ayant droit.)

40L’extrait des notes comporte un astérisque, qui est une figure graphique d’ajout, correspondant à une opération génétique. Celle-ci atteste le caractère processuel de la réflexion métalinguistique de Barthes déjà au moment des notes. Puis à l’oral, Barthes rejoue, comme précédemment, le processus énonciatif dont les notes portent la trace ; ici, la recherche définitionnelle autour du « neutre ». Ce faisant, il se met vivement en scène comme sujet désirant dire, en répétant trois fois la structure pseudo-clivée « ce que je veux c’est X », où le second membre désigne la première fois l’action niée (« non pas définir un mot »), et la deuxième et troisième fois l’action positive de « nommer une chose », en distinguant bien ces deux processus. Cette polarisation se manifeste par une multiplication de connecteurs et de constructions à valeur contrastive : « ou plutôt », « mais », et « ça n’est pas la même chose de X et de Y ». L’intensité de cette inquiétude quant au langage, et particulièrement sur la façon dont il est mobilisé dans la recherche scientifique, est sensible ici dans la prolifération du lexique métalinguistique.

41Finalement, la non-coïncidence peut porter également sur le rapport des mots à eux-mêmes, lorsque l’énonciation rencontre, dans le processus du choix lexical, de la polysémie, de l’homonymie, des calembours, etc.

N : – Au reste, si le mot effraie : Praxis ([rature] repose sur la Proairèsis) T : au reste si (0.6) le mot (0.3) éthique (.) vous effrayait (0.8) comme ayant (0.3) encore une sorte de relent idéaliste (2.2) vous pourriez le remplacer par le mot (0.2) praxis (1.3) puisque la praxis (.) au sens euh (0.6) en tout cas grec aristotélicien du mot (0.4) suppose précisément une activité de choix qu'on appelait (0.7) dans cette logique aristotélicienne la proairesis

42Ici, « au sens euh (0.6) en tout cas grec aristotélicien du mot », fixe le sens visé par l’énonciateur relativement à une sphère d’usage du mot. L’énonciateur, pour réduire la polysémie, convoque un ailleurs discursif, articulant ainsi la non-coïncidence du discours à lui-même et des mots à eux-mêmes. La possibilité d’une telle conjonction tient au fait que la frontière entre représentation de langue et de discours n’est pas discrète, « [l]a langue se trouv[ant] aussi représentée à travers le dire de ses usagers comme ce qui se dit, ce que l’on dit » (Authier-Revuz, 2020 : 13). La fréquence de ces boucles méta-énonciatives, faisant place aux multiples façons dont le dire « dé-coïncide », est caractéristique de la pratique langagière de Barthes, décrite par Authier-Revuz comme un « rapport inquiet au langage » (2007 : 122).

43Avant de conclure, rappelons, pour boucler la boucle, que toutes les formes qui concernent le principe intralocutif peuvent être interprétées également comme un geste pédagogique ou enseignant, et inversement. En effet, en rejouant le cheminement intellectuel, en le donnant à voir comme une recherche actuelle, consciente d’elle-même et des formes langagières dans lesquelles elle se joue, Barthes fait autre chose que simplement transmettre un savoir déjà stabilisé : il présente ce savoir comme en train d’être pensé, élaboré, construit ensemble. En creusant des failles d’incertitudes, Barthes ouvre la possibilité pour ses énonciataires de participer à la recherche, de s’y sentir accueillis.

5 | Conclusion

44Résumons le parcours effectué. Partant d’un matériau complexe, fait d’oral et d’écrit en dépendance étroite, nous avons examiné les lieux où l’oralisation s’éloignait sensiblement des notes de cours, pour essayer ensuite de rendre compte de ces divergences, inscrites dans une scénographie. Celle-ci nous a paru s’articuler sur deux principes, ou deux enjeux distincts mais néanmoins connexes, voire superposés : un principe interlocutoire ou rhétorique, tenant à la situation de transmission de savoir ; et un principe intralocutif, lié à une inquiétude tenace de sa propre position d’énonciateur ainsi que du pouvoir tapi dans la langue et le discours. Nous avons cherché à identifier et interpréter ces écarts entre un écrit préparatoire et son oralisation à l’aune de ces enjeux, sur la base de considérations à la fois énonciatives et sémiologiques. Le matériau exploré ici s’avère extrêmement fécond, car il permet de pousser la réflexion sur « la manière singulière, pour un sujet, qui est sujet d’être parlant, de se “poser”, par son dire, dans le langage » (Authier-Revuz, 2007 : 116), en envisageant ce qu’il en est lorsque ce positionnement s’articule à une « rupture matérielle » (Mahrer, 2019) et à des situations d’énonciation particulières, en l’occurrence celles de notes préparatoires et d’un cours magistral au Collège de France.

    Notes

  • 1 Le travail sur les rapports entre l’oral et l’écrit ne peut faire l’économie d’une analyse approfondie de la matérialité de ces deux systèmes sémiotiques (cf. Mahrer, 2019). Celle-ci est examinée avec précision à travers le rapport entre le signal et l’émetteur, le récepteur et l’environnement chez Mahrer (2014).
  • 2 Face à l’alternative entre une seule grammaire pour l’oral et l’écrit et une grammaire de l’oral vs une grammaire de l’écrit, Berrendonner fait l’hypothèse de l’existence d’une seule et même grammaire pan-médiale, mais avec des « contraintes d’optimalité différentes » : « En somme, il n’y a qu’une grammaire du français, mais des différences d’opportunité pragmatique et cognitive entre ses structures, selon qu’on s’en sert à l’écrit ou à l’oral » (2004 : 250).
  • 3 Dans ses « suppléments » au cours, Barthes essaie d’ailleurs de réintroduire de l’interaction en répondant, en différé, à des questions soumises par les auditeurs entre deux cours.
  • 4 Cette asymétrie est le plus souvent sensible dans la structuration de l’espace physique, où l’espace de l’énonciateur tend à être bien distingué de celui de l’énonciataire, du public.
  • 5 On notera qu’une énonciation individualisée, appropriée à un seul énonciataire, n’efface pas pour autant le fait que cet énonciataire est une construction ou une image dans l’esprit de l’énonciateur, sur la base de laquelle ce dernier peut adapter son discours et anticiper certaines réactions. Seulement, face à un énonciataire collectif, l’image que s’en fait l’énonciateur risque bien de passer par un processus de généralisation et de stéréotypisation plus important (v. Amossy (2016 [2012]).
  • 6 Sur cette question spécifiquement, nous renvoyons à Boch & Rinck (2010).
  • 7 Nous empruntons ce terme à Maingueneau, qui en donne dans son travail une définition plus spécifique que la nôtre, comme « la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation même : tout discours, par son déploiement même, prétend instituer la situation d’énonciation qui le rend pertinent » (2002 : 14).
  • 8 Par exemple, une conversation peut très bien tourner à l’exposé, si l’un des locuteurs se met à monopoliser le « floor » et à s’adresser à son allocutaire de la même façon qu’un enseignant à un enseigné.
  • 9 Comme le rappelle Culioli : « […] dans toute activité de langage, il y a toujours une pratique langagière pour soi, en soi, et une pratique pour autrui, ces deux points étant indissolubles » (1971 : 72).
  • 10 Les enregistrements utilisés proviennent des Cours au Collège de France, 1977-78, Le Neutre, CD-Rom, Paris, Seuil, 2002.
  • 11 http://icar.cnrs.fr/projets/corinte/documents/2013_Conv_ICOR_250313.pdf
  • 12 On peut par ailleurs penser, considérant l’expression méta-énonciative « je dirais », que ce concept, soit dans sa définition, soit dans sa forme signifiante même, relève d’une création de Barthes. Ce qui expliquerait d’autant plus la nécessité de l’expliquer à son public.
  • 13 Encore que les bénéfices de l’humour comme moyen d’introduire des « respirations » dans un cours, de favoriser la captation et l’acquisition soient notoires parmi les pédagogues.
  • 14 Barthes va insister sur le fait qu’il ne définit pas le sens d’un mot, mais les propriétés de son référent. C’est-à-dire qu’il opte pour une définition extensionnelle du mot « neutre », par laquelle il se propose de repérer, rassembler, et mettre en relation un certain nombre d’objets.

References

Leçon

1978

Roland Barthes

Paris, Seuil

Préface

1978

Roland Barthes

in: La parole intermédiaire, Paris : Seuil

Grammaire de l'écrit vs grammaire de l'oral

2004

Alain Berrendonner

in: Interactions orales en contexte didactique, Lyon : IUFM de l'Académie de Lyon

Des catégories pour l'humour?

2006

Patrick Charaudeau

Questions de communication 10

Un linguiste devant la critique littéraire

1971

Antoine Culioli

in: Actes du colloque de la Société des Anglicistes, Paris : Didier

Langage parlé et langage écrit: Gesprochene Sprache und geschriebene Sprache

2001

Peter Koch, Wulf Oesterreicher

in: Lexikon der romanistischen Linguistik (LRL), Tübingen : Niemeyer

Avant-propos

2002

Éric Marty

in: Comment vivre ensemble, Paris : Seuil

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