De l'écrit à l'oral dans les discours solennels

Le cas de l'Académie française

Anne-Catherine Simon

Les discours solennels des séances publiques de l’Académie française sont préparés par écrit, lus en public puis archivés et diffusés sur internet. Lors de la lecture à voix haute, les auteurs apportent des modifications légères et fréquentes à leurs textes. Ces modifications sont catégorisables comme ajouts, suppressions ou remplacements de mots ou de phrases. Cette étude se base sur un corpus de 6 discours (durée totale de 2h35 ; 22 505 tokens) dans lesquels ont été identifiées 901 divergences entre la version préparatoire écrite et la lecture publique. L’analyse de ces divergences cherche à démêler les facteurs qui peuvent les expliquer. L’interprétation fonctionnelle des divergences a permis d’établir une triple catégorisation qui met en avant les effets (1) du transcodage (passage du graphique au phonique), (2) des caractéristiques situationnelles (rédaction privée et lecture publique) et (3) des normes grammaticales variables.

Publication details

DOI: 10.19079/lde.2021.s2.4

Full citation:

Simon, A.-C. (2021). De l'écrit à l'oral dans les discours solennels: Le cas de l'Académie française. Linguistique de l’écrit 2.

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1 | Introduction

3Les discours solennels se définissent par leur caractère rare (solennel désigne à l’origine un évènement célébré une fois par année), public et accompagné d’un cérémonial établi (TLFi). Cette définition s’applique aux discours prononcés à l’occasion des séances publiques annuelles de l’Académie française, qui sont analysés dans cette contribution.

L’Académie, dont la rentrée a lieu le dernier jeudi de septembre, tient sa séance publique annuelle le premier jeudi de décembre. Les membres de la Compagnie sont tenus d’être en habit. La séance est présidée par le directeur de l’Académie, qui présente le discours des prix. Deux autres discours scandent la séance, le discours sur la vertu et celui du Secrétaire perpétuel. Les lauréats des prix décernés dans l’année sont invités à cette séance solennelle. Le public peut aussi y assister sur invitation. (http://www.academie-francaise.fr/linstitution/lorganisation)

4Les discours constituent le cœur de la séance publique annuelle de l'Académie. Les captations vidéos montrent que ces discours sont lus ; leur version écrite est imprimée sur un programme remis à certains invités de l’assistance et archivée sur le site de l’Académie française ; les captations vidéos (à partir de 2005) sont archivées au même endroit.

5Ces discours constituent un fondement des productions intellectuelles de l’Académie française. À côté du Dictionnaire1, de rapports sur des questions de langue (emprunts, féminisation) et de remarques normatives publiées mensuellement, les discours rythment la vie académique (séances publiques, réception d’un confrère ou d’une consœur, décès ou inauguration). Ils sont à la fois un outil de justification et de distinction.

Contrairement aux autres académies, la « française » n’a pas d’aire de compétence affichée. […] L’Académie […] n’a jamais constitué, pour ses membres comme pour les hommes qui aspiraient à y entrer, qu’un levier permettant de s’élever au-dessus du commun des auteurs : un outil de distinction sociale et intellectuelle. (Viennot, Candea, Chevalier, Duverger, Houdebine 2015, 46)

6Les discours académiques représentent un point extrême de la formalité dans l’usage du français (i) par leur caractère public (ils rendent visible le résultat de l’action de l’Académie) ; (ii) par leur inscription dans une longue tradition (ils sont archivés pour la postérité) ; (iii) par leur détachement actionnel et référentiel (les sujets traités réfèrent à l’histoire de l’institution, à la morale ou à la tradition2) ; (iv) et par leur caractère préparé et monologal.

7Dans la pratique sociale qu’ils animent, les discours solennels mettent en jeu deux modalités d’usage du langage : l’écrit et l’oral. Grâce à l’existence d’archives écrites et audiovisuelles, nous proposons dans la suite de cette contribution de comparer finement les propriétés formelles et fonctionnelles des deux modalités, écrite et orale.

2 | Écrit conceptionnel et oral médial

8Les discours solennels à l’Académie sont écrits dans leur style et oralisés dans leur présentation publique. À première vue, on pourrait penser que la lecture à haute voix d’un texte écrit ne va pas en modifier la dimension verbale, c’est-à-dire les unités lexicales et syntaxiques. En effet, dans les termes popularisés par Lyons, l’activité de lecture relève du transcodage et démontre la propriété de medium-transferability, selon laquelle « people can learn, fairly easily and successfully for the most part, to transfer from one medium to the other, holding invariant much of the verbal part of language » (Lyons 1972, 65 ; voir aussi Esser, 2000).

9En réalité, dans la plupart des cas, le transcodage occasionne de légères adaptations de la dimension verbale des textes. Premièrement, certaines modifications relèvent d’inévitables erreurs de performance commises au moment de la lecture à voix haute : prononciation erronée, anticipation d’un mot, etc. Ces modifications involontaires sont des cas de disfluence, dont on sait qu’ils se produisent régulièrement à l’oral, y compris dans des situations très formelles (Grosman, Simon & Degand 2018).

10Deuxièmement, certaines modifications visent une adaptation du texte à sa nouvelle énonciation, la lecture publique. À l’oral, les auditeurs prennent connaissance du texte au fur et à mesure de son oralisation, sans avoir la possibilité de s’arrêter ou de revenir en arrière. En préparant son discours, l’auteur a probablement travaillé seul, installé à son bureau, avec le souci de donner à son texte l’autonomie qui convient à une diffusion écrite. Lorsqu’il adresse ce discours à un public physiquement présent, dans une temporalité partagée, l’auteur peut ressentir la nécessité de rendre son texte moins dense, de faire apparaitre sa structure ou de le relier à l’évènement de communication en cours. Lire un discours en public ne se limite pas à phonétiser un texte, mais à le rendre vivant, compréhensible et adapté au public présent. La lecture publique opère un glissement de la dimension conceptionnelle, représentée par les différences entre style écrit et style parlé.

Au niveau universel, la problématique du parlé et de l’écrit se présente sous forme de décalages caractéristiques dans l’activité langagière : quelle que soit leur langue, les sujets parlants répondent dans leurs actes de langage aux exigences de l’immédiat et de la distance par des stratégies communicatives concernant la référentialisation, la prédication, la contextualisation, l’orientation spatio-temporelle etc. (Koch & Oesterreicher 2001, 588)

11Il s’agit d’observer dans quelle mesure l’auteur, en lisant son texte au public, ressent la nécessité d’en diminuer la complexité syntaxique, d’en adapter les marques déictiques ou de référer différemment au contexte spatiotemporel.

12Troisièmement, il se peut que le registre de langue adopté à l’écrit ne convienne plus parfaitement à son énonciation publique, qu’il s’agisse de choix lexicaux (ex. animosité / inimitié) ou grammaticaux (ex. Caton exigeait qu’on détruisît / qu’on détruise). Ce qu’on appelle le registre peut se comprendre comme une sédimentation historique des usages créant des normes, par lesquelles on associe certaines formes au style écrit ou au style parlé. Par conséquent, le registre plus ou moins courant ou soutenu connotant un mot se modifie selon qu’on l’emploie dans le style parlé ou écrit (Koch & Oesterreicher 2001, 605). Certaines formes sont perçues comme trop recherchées lorsque la situation énonciative se modifie (du texte écrit préparatoire à sa lecture publique) et requièrent d’être adaptées.

13Quatrièmement, les textes présentent des propriétés formelles dépendantes du médium graphique, comme la ponctuation, les choix typographiques ou la disposition topographique du texte sur la page (Favriaud 2011, Lefebvre & Mahrer 2019). Certaines de ces conventions graphiques, comme les guillemets ou les appels de note, ne se transcodent pas aisément lors de l’interprétation phonique du texte et peuvent entrainer des modifications verbales de celui-ci.

14L’étude empirique qui suit recense l’ensemble des modifications verbales apportées à six discours académiques lors de leur lecture à voix haute. Dans un second temps, on propose d’expliquer ces modifications en les reliant à l’un de ces quatre facteurs : la production de disfluences, la modification des conditions d’énonciation et de réception du texte (situation), la perception variable des normes langagières (registres) et le transcodage des propriétés graphiques formelles (médium). L’étude de la réalisation prosodique des textes lus serait également très éclairante (Lacheret-Dujour & Beaugendre 1999, Simon 2004), en particulier dans la mise en relation de la prosodie avec les propriétés graphiques formelles. Cependant, nous nous limitons ici aux modifications verbales.

3 | Méthodologie

15La partie empirique de notre étude se découpe en trois phases : la sélection des textes formant le corpus ; l’identification des divergences verbales entre les versions écrites et oralisées ; l’annotation formelle et fonctionnelle de ces divergences dans une base de données permettant une analyse quantifiée.

Sélection des textes du corpus

16Le corpus comprend six discours3 prononcés lors de trois séances publiques annuelles de l’Académie française en décembre 2016, 2017 et 2018 (Tableau 1). Les discours relèvent de deux types : les discours de la secrétaire perpétuelle, dont les sujets visent à mieux faire connaitre l’histoire de l’institution ; les discours sur la Vertu, prononcés chaque année par le directeur de séance4. Au total, le corpus contient six discours prononcés par quatre orateurs différents ; il totalise 22 505 tokens pour une durée de 2h35.

Tableau 1. Description du corpus : code de l’enregistrement, date de la séance à laquelle le discours a été prononcé, académicienne ou académicien qui prononce le discours, titre, nombre de tokens et durée.

17La version écrite des textes a été téléchargée à partir du site web de l’Académie française et encodée dans un fichier texte au format UTF-85. Les vidéos ont été téléchargées à partir des liens fournis sur le site de l’Académie et seul le son a été exploité dans cette étude6. La durée réelle de chaque discours a été calculée en fonction du temps de parole de l’orateur, en supprimant l’introduction prononcée par le Président de séance (pour la raison que cette introduction n’était pas systématiquement incluse dans la vidéo) ainsi que les applaudissements finaux. Cette durée permet de calculer un débit de parole (en nombre de mots par minute).

Repérage des divergences entre texte publié et texte lu

18La comparaison entre la version écrite et la version lue a été réalisée manuellement en annotant dans le texte écrit original les ajouts, suppressions ou remplacements d’unités linguistiques de longueur variable (syllabe, mot, syntagme, phrase ou paragraphe) opérés lors de la lecture. On a également annoté certaines prononciations particulières en utilisant les symboles présentés dans le Tableau 2.

19Tableau 2. Symboles utilisés lors du repérage des divergences entre les versions graphiques et phoniques des discours. Le segment entre crochets droits est le segment modifié. Lors d’une substitution, le segment à gauche de la barre | est le segment remplacé par le segment à droite.

Symbole Définition Exemples
ADD Ajout d’un élément à l’oral, non présent dans le texte écrit Morellet propagera ADD [d'ailleurs] leurs idées en France. (CAR-2016)
Un peu plus tard, il précise sa pensée et désire même ADD [que le laura] que le lauréat soit choisi ADD [je cite] « dans les derniers rangs de la société ». (VIT-2018)
DEL Suppression d’un élément du texte écrit (non prononcé l’oral) Les Romains exaltaient DEL [donc] des modèles de vertu. (DAR-2016)
Sa réputation était loin d’être aussi prestigieuse qu’il DEL [ne] le croyait. (CAR-2017)
REP Remplacement d’un élément du texte écrit par un autre à l’oral L’abbé n’aura guère le loisir de méditer REP [à | sur] ses malheurs privés. (CAR-2016)

20Ce repérage a posé certaines difficultés qui forment autant de limitations à l’étude.

21Premièrement, le texte écrit intégré à notre corpus est celui qui a été publié sur le site de l’Académie française et il est possible que ce texte ait été modifié avant lecture, que ce soit informatiquement afin d’en imprimer une nouvelle version ou manuscritement en annotant la version imprimée. Le fait que les orateurs suppriment parfois à l’oral un paragraphe entier nous laisse penser qu’ils peuvent avoir annoté leur texte dans ce sens (explication plus probable qu’une distraction à la lecture).

22Deuxièmement, la catégorie REP (remplacement d’une forme par une autre) est parfois sujette à interprétation. Un remplacement consiste en une suppression concomitante à un ajout. Si l’oratrice remplace un verbe au passé simple (à l’écrit) par ce même verbe conjugué au présent (à l’oral) comme dans l’exemple (1), on va coder comme (a) et non comme (b), parce que les deux formes sont substituables sur l’axe paradigmatique.

(1) (a) Puis REP [vint | vient] un ouvrage sur le libre commerce des blés. (CAR-2016)
(b) *Puis DEL [vint] ADD [vient] un ouvrage sur le libre commerce des blés.

23Ce n’est pas le cas dans l’exemple (2), où la locutrice avait écrit Lucien chercha une formule de rattrapage et proposa à Morellet de constituer une société littéraire et va prononcer oralement Lucien chercha une formule de rattrapage, il proposa à Morellet de constituer une société littéraire. On considère qu’elle supprime le pronom il et qu’elle ajoute la conjonction et (a) et non pas qu’elle remplace l’un par l’autre (b), car ces deux catégories ne relèvent pas du même paradigme.

(2) (a) Lucien chercha une formule de rattrapage DEL [et] ADD [il] proposa à Morellet de constituer une société littéraire de statut privé. (CAR-2016)
(b) *Lucien chercha une formule de rattrapage REP [et | il] proposa à Morellet de constituer une société littéraire de statut privé.

24Plusieurs modifications peuvent se combiner (3). Dans la mesure où le système de repérage linéaire le permet, on les sépare, comme lorsque le texte écrit C’est un crime d’état est lu Ce qui sera un crime d’état :

(3) REP [C’ | Ce] ADD [qui] REP [est | sera] un crime d’État. (CAR-2016)

25Les cas plus complexes présentant un enchevêtrement des modifications sont heureusement rares (4), car notre système d’annotation linéaire s’y adapte mal. Lorsque le texte écrit Machiavel dit est lu Machiavel nous a assez dit, on représente successivement les modifications pour éviter d’insérer une annotation dans une autre et on utilise l’astérisque pour indiquer la linéarisation :

(4) Machiavel ADD [nous] REP [dit | a * dit] *ADD [assez] qu’un homme politique… (DAR-2016)

26Une dernière difficulté provient de l’annotation de certains phénomènes de prononciation. L’étiquette PHO est utilisée lorsque la prononciation effective, tout en différant de la prononciation attendue ou courante, ne renvoie pas à un autre lexème (5). Lorsque la prononciation renvoie à une autre forme que celle écrite, qu’elle corresponde à une autre unité lexicale (6, 7) ou à aucune unité lexicale connue (8, 9), elle est annotée comme une substitution par rapport à la forme écrite.

(5) madame Necker PHO [nɛkʁ] (CAR-2016) (prononciation considérée comme correcte jusqu’au XIXe s. et encore aujourd’hui dans les milieux savants)
(6) ce que la REP [postérité | prospérité] en a retenu (DAR-2016)
(7) Outre ce voisinage REP [stimulant | simulant] pour l’esprit (CAR-2016)
(8) Une balle brise la REP [jambe | jambre] du colonel. (RUF-2017) (prononcé [ʒɑ̃bʁə])
(9) Ainsi, l’idée REP [machiavélienne | machavélenne] selon laquelle la politique doit se dispenser de la morale. (DAR-2016) (prononcé [makavelɛn])

27L’interprétation fonctionnelle est faite dans un second temps de l’analyse et vise à décider s’il s’agit d’une modification intentionnelle, d’un lapsus, d’une erreur, etc.

Constitution d’une base de données et annotation fonctionnelle

28Les fichiers traités manuellement pour l’identification des divergences ont été téléchargés dans le logiciel de textométrie Sketch Engine (Kilgarriff et al. 2014) afin de générer une base de données structurée. Les concordances autour des quatre symboles (ADD, DEL, PHO et REP) ont été exportées afin de permettre l’annotation. On dénombre au total 901 divergences : les ajouts représentent 50,4%, les substitutions 32,2% et les suppressions 17,4%. Si l’on rapporte ces modifications à chaque discours, on constate qu’elles touchent entre 0,7 et 7,8 mots sur 100. En moyenne, cela représente une divergence à l’oral pour 24 mots dans le texte écrit.

29Pour chaque modification, on a annoté la catégorie grammaticale et une fonction. L’annotation fonctionnelle repose sur l’interprétation de l’intention communicative visée par la modification ou sur son effet interprétatif ; dans les deux cas, c’est une gageüre. Elle repose sur trois grandes catégories qui seront justifiées dans la suite de la contribution : la modification du sens du texte (par ajout ou suppression d’une information ou par remplacement d’une information par une autre) ; l’utilisation d’une variante ; la production (supposément involontaire) d’une disfluence. Par exemple, on distingue entre deux cas où un déterminant les a été inséré. Dans (10), le syntagme nominal académiciens et aspirants est oralisé les académiciens et ceux qui aspirent à le devenir : on considère les académiciens comme une variante de académiciens (remplacement du déterminant nul par un déterminant indéfini). Dans (11), le syntagme l’humanité est oralisé les l’humanité : on considère l’insertion comme une disfluence, probablement due à l’anticipation du syntagme les hommes qui vient juste après.

(10) Ici aussi se retrouvent ADD [les] académiciens et REP [aspirants | ceux qui aspirent à le devenir]. (CAR-2016)
(11) Ils s’enivrèrent ainsi du droit de tuer, puisqu'ils aimaient ADD [les] l’humanité, et non pas les hommes. (DAR-2016)

30Les 901 divergences appréhendées selon leur fonction se répartissent de la manière suivante : 357 modifications (39,6%), 321 variantes (35,6%) et 223 disfluences (24,8%). Le tableau 3 présente les sous-fonctions qui sont analysées dans les sections 4, 5 et 6.

31Tableau 3. Fonctions et sous-fonctions des divergences, en fréquence absolue et relative.

Macro-fonction Fonction Occurrences Pourcentage
Modification
(n = 357; 39,6%)
Complémentation 151 16,8%
Marqueur de discours et coord. 99 11,0%
Textualité 98 10,9%
Correction 9 1,0%
Variante
(n = 321; 35,6%)
Recatégorisation 148 16,4%
Temps-mode du verbe 72 8,0%
Quasi-synonyme 59 6,5%
Ellipse 25 2,8%
Ordre des mots 17 1,9%
Disfluence
(n = 223; 24,8%)
Erreur 142 15,8%
Répétition 72 8,0%
Pause pleine 9 1,0%
Total 901 100,0%

32Les trois sections suivantes sont l’occasion de discuter chaque type de divergence.

4 | Modifications du texte oralisé

33Une modification survient lorsqu’on constate l’ajout ou la suppression d’une information qui modifie le contenu du texte. Les textes sont souvent modifiés par des ajouts (58,6%) ou par des suppressions (39,2%) et rarement par des substitutions (2,2%). Les modifications ont été catégorisées en quatre types (Tableau 2). Le cas le plus fréquent (n=151) concerne l’ajout d’un complément microsyntaxique (complément du verbe, de l’adjectif…). Vient ensuite l’ajout ou la suppression d’une conjonction de coordination ou d’un marqueur de discours (n=99). La modification peut impliquer l’insertion ou la suppression d’une portion du texte ou du paratexte (n=98). Enfin, les corrections au sens strict sont extrêmement rares (n=9), ce qui s’explique par le degré avancé de préparation du texte.

Complémentation

34Concernant la syntaxe interne à la phrase (ou microsyntaxe), c’est le nom et le verbe qui sont le plus fréquemment modifiés, puis l’adjectif, l’adverbe ou le pronom. On compte 101 ajouts pour 50 suppressions.

35Au nom, les locuteurs ajoutent le plus souvent une épithète (ex. 12) (n=16), un complément (ex. 13) (n=8) ou une apposition (n=8). Les suppressions, deux fois moins nombreuses, se distribuent dans les mêmes proportions et concernent généralement des référents facilement identifiables dans le contexte d’énonciation (l’Académie DEL [française]) ou relativement au thème principal du discours (l’abbé DEL [de Saint-Pierre]). Si le texte imprimé suscite l’attente d’une autonomie référentielle stricte et l’usage de descriptions définies complètes (Charolles 2002), le texte oralisé diminue la redondance et les répétitions trop fréquentes.

(12) Comme dans les tragédies ADD [grecques], l’excès de confiance en soi conduit tout droit à la catastrophe. (DAR-2016)
(13) En triant les papiers de la morte, il découvrit la trahison ADD [de Julie]. (CAR-2017)

36Au verbe, on ajoute souvent un complément régi à valeur de localisation spatiale ou temporelle (n=19). Ces compléments pouvant avoir une valeur cadrative à portée textuelle (Ho-Dac et Péry-Woodley 2009), voire être typiques des débuts de paragraphes (Bessonnat 1988), on peut les interpréter comme des marques supplétives au découpage en paragraphes par la ponctuation blanche dans le texte écrit (Arabyan 2016).

(14) ADD [Chez les Romains,] La virtus était moins une conduite privée qu’un respect ADD [pratique] de la morale collective. (DAR-2016)

37Les adjectifs sont modifiés par des adverbes (un peu, bien, si, très, éminemment). Ces adverbes de degré contribuent à l’expressivité de la parole, qui a été évitée dans la version écrite du texte mais se trouve favorisée dans son oralisation, pour venir en appui à l’action sociale engagée et performée à cette occasion (Mahrer 2014, 35).

(15) « Madame Dupin était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été ADD [très] gâté. » (CAR-2018)

Marqueurs de discours et conjonction de coordination

38Les marqueurs de discours opèrent au niveau macrosyntaxique pour relier deux unités syntaxiques autonomes (ex. 17) tandis que les conjonctions de coordination relient des constituants d’un même syntagme (ex. 21). Concernant les marqueurs de discours (et, d’ailleurs, finalement, etc.)7, on recense 62 ajouts pour 14 suppressions. Cette tendance confirme la plus grande fréquence de ces marqueurs à l’oral, y compris dans un oral très formel (Crible & Degand 2019). Deux besoins spécifiques à l’énonciation orale d’un discours peuvent expliquer l’insertion de ces marqueurs : d’une part, la visibilisation d’un découpage textuel (comme c’est le cas avec les cadratifs spatiotemporels) (ex. 16) et d’autre part le soutien de la tâche cognitive de performance elle-même, les marqueurs de discours servant de ponctuants du discours (ex. 17) (Vincent 1993).

(16) ADD [Et] Victor Hugo n’a pas tort de comparer la vertu de Brutus à la folie de Néron. (DAR-2016)
(17) Une délégation se rend chez le Régent pour lui dire que l’Académie condamne le texte de l’abbé. ADD [Mais] Ensuite vient la sanction. (CAR-2018)

39Parmi les 62 marqueurs de discours insérés à l’oral, 23 nous semblent plus directement liés à la construction ou au maintien d’une relation interpersonnelle avec l’auditoire, par leur fonction interpersonnelle (ex. 18) ou de modalisation (ex. 19), les autres marqueurs ayant une orientation plus séquentielle ou argumentative.

(18) Thomas qui, dans son discours de réception, qualifia l’Académie d’assemblée de citoyens – quelle révolution politique ! ADD [hein] (CAR-2016)
(19) Ainsi, l’idée machiavélienne selon laquelle la politique doit se dispenser de la morale est devenue lieu commun. ADD [Hélas!] ADD [Car] La plupart ADD [euh] des électeurs soupçonnent leurs dirigeants d’immoralité, voire de vénalité. (DAR-2016)

40L’exemple (20) illustre un cas d’insertion d’un marqueur pour transposer de manière audible un découpage graphique réalisé par des parenthèses.

(20) À cette fin, il créa en l’an IX (ADD [c'est-à-dire] 1801) une commission chargée d’organiser ce transfert de propriété. (CAR-2016)

41Le et conjonction de coordination, employé au niveau microsyntaxique pour introduire le dernier terme d’une énumération, est régulièrement supprimé (18 suppressions pour 5 ajouts). Son omission pourrait contribuer à scander le texte, à marquer la dimension rythmique des périodes (Adam 2019 : 29).

(21) Jamais le règne de la vertu n’a été apparemment si oppressant : nous sommes obsédés de solidarité, de droits de l’homme DEL [et] de tolérance. (DAR-2016)
(22) Ce bel exploit fut une guerre civile redoublée DEL [et] une monarchie sans partage qui dura quatre siècles. (DAR-2016)

Textualité

42Une partie du texte (phrase complète, paragraphe) peut se trouver modifiée lors de la performance orale. C’est le cas de l’ensemble du paratexte, qui n’est jamais lu par l’orateur. En effet, le discours écrit publié doit fonctionner de manière autonome en permettant l’identification de son auteur, de la date de publication et de son contenu, par l’usage du titre : « Amovible, il est contraint à une autosuffisance ‘référentielle’, à un travail de cohésion endophorique plus intense ainsi qu’à un travail d’explicitation de son contexte (physique, social et pragmatique) » (Mahrer 2014, 36). Au contraire, la performance orale des discours est située spatialement et temporellement (un jour précis de décembre, à l’occasion d’une séance sous la Coupole, avec une incarnation physique de l’auteur) de sorte que ces éléments paratextuels ne sont pas gérés de la même manière (ex. 23) : l’auteur du texte est identifiable visuellement, puisqu’il en donne lecture, ou il est annoncé par le président de la séance. Quant aux notes de bas de page (ex. 24), aucun orateur ne les a lues en séance, ce qui montre que c’est un dispositif plutôt réservé à la circulation écrite du texte, exigeant un système exhaustif de référence des sources.

(23) 1816-2016 : bicentenaire de la restauration de l’Académie française DISCOURS PRONONCÉ PAR Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE Secrétaire perpétuel le jeudi 1er décembre 2016
(24) [1] Dans Les Misérables, chap. iv, « L’arrière-salle du café Musain ».

43Hormis les éléments paratextuels qui viennent d’être évoqués, des phrases ou parties de phrase du corps du texte peuvent être supprimées (22 suppressions pour 6 ajouts ; ex. 25) et des commentaires ajoutés (17 ajouts pour 3 suppressions). Les suppressions viseraient simplement à raccourcir la durée du discours pour lui faire respecter les limites temporelles imparties. Les commentaires ajoutés répondent à la coprésence spatiotemporelle avec les auditeurs, en les remerciant (ex. 26), en exprimant un sentiment personnel de type regret (ex. 27) ou en pointant vers un portrait diffusé sur écran dans la salle (ex. 28).

(25) ADD [Mais] Ensuite vient la sanction. Le 5 avril, l’assemblée est réunie. L’abbé est DEL [encore] absent. DEL [Il sait ce qui se trame,] il a adressé à la Compagnie un mémoire… (CAR-2018)8
(26) ADD [Je vous remercie de votre attention.] (CAR-2017)
(27) Et il prône REP [à | sur] ce chapitre la disparition des écoles de théologie et aussi ADD [c’est triste à dire à l'Académie] du latin (CAR-2018).
(28) Ce héros, c’est l’abbé Morellet. Encore un abbé ! ADD [Il est là l’abbé Morellet.] (CAR-2016)

44Enfin, 16 insertions s’expliquent par la dimension médiale et le passage du code graphique au phonique. Un cas concerne un jeu de mots basé sur une relation d’homophonie qui nécessite d’être glosé (ex. 29) tandis que les autres visent à rendre oralement le dispositif graphique des guillemets, par lequel on sépare visuellement une parole citée de la parole citante. Les conventions typographiques exigent à la lecture une traduction explicite, comme je le cite, je cite (les plus fréquents, ex. 30). Parfois, l’introduction de la citation est déplacée avant celle-ci, ce qui permet d’identifier la citation en la cadrant, comme le font les guillemets à l’écrit (ex. 31) :

(29) Sa hargne fut si efficace que Voltaire le surnomma « Mords-les » ADD [impératif du verbe mordre]. (CAR-2016) (Homophonie entre le nom de l’abbé Morellet et le sobriquet Mords-les.)
(30) Un peu plus tard, il précise sa pensée et désire même ADD [que le laurat/] que le lauréat soit choisi ADD [je cite] « dans les derniers rangs de la société ». (VIT-2018)
(31) Elle recevait aussi certains soirs à souper ADD [je cite l'abbé Morellet] « des femmes agréables et des gens du monde et de la meilleure compagnie », DEL [écrit l’abbé qui] ADD [et] ADD [il] ajoute : « Elle m’avait engagé à ne manquer ni lundi, ni mercredi et parfois à venir aux soirées ». (CAR-2016)

45Ces adaptations du texte à sa performance orale concernent tant la prise en compte des interlocuteurs et de l’espace de l’interaction que le fait de rendre audibles des éléments non verbaux, comme la ponctuation ou des jeux d’homophonie.

Corrections factuelles

46Dans de rares cas (n=9), la modification permet de corriger un élément erroné dans le texte écrit (par ex. une date ou un nom propre)9. Les corrections de ce type ont probablement été ajoutées manuscritement sur le texte imprimé, avant sa lecture. Elles font partie du travail de révision visant à rendre le texte écrit parfait et accompli.

(32) L’abbé, disparu depuis deux REP [décennies | siècles], pouvait depuis le royaume des cieux se réjouir, ses idées inspiraient l’Académie. (CAR-2018)

5 | Utilisation de variantes

47Les variantes se distinguent des modifications par le fait qu’elles ne modifient pas substantiellement le sens de la phrase ou du texte par ajout, retrait ou remplacement d’une information par une autre. Ainsi 73% des variantes sont des substitutions, 23% des insertions (par ex. passer d’une structure syntaxique directe à un dispositif présentationnel, voir infra ex. 37) et 4% des suppressions (par ex. passer à une formulation elliptique). Dans le domaine phonétique, on parle de variantes « lorsque deux formes différentes permettent de dire ‘la même chose’ c’est-à-dire lorsque deux signifiants ont le même signifié et que les différences qu’ils entretiennent ont une fonction autre, stylistique ou sociale » (Calvet 1993, 76). Cette définition de la variante reposant sur une stricte identité du sens nous semble limitative. Sans pouvoir vérifier l’affirmation selon laquelle « à toute différence de forme correspond une différence de sens » (Blanche-Benveniste 1997), nous adoptons un point de vue qui envisage les variantes syntaxiques comme des façons de « dire des choses proches à propos d’un même référent » (Gadet 1997, 11). Il s’agit par exemple de cas où l’académicien ou l’académicienne choisit de modifier un temps verbal ou d’utiliser un nom synonyme.

48La notion de variante est intrinsèquement liée à l’existence de normes qui se sont sédimentées dans l’histoire de la langue et sont associées à des usages stylistiques, mais également sociaux ou géographiques. Même s’il n’existe pas de variétés de langue stables (Gadet 2018), l’idée d’usages différenciés selon des critères externes est développée par Béguelin (1998) sous le nom de tendance dissimilatrice entre usages à l’oral et à l’écrit :

Une tendance dissimilatrice [entre l’oral et l’écrit], orientée vers l’utilisation plus spécialisée, dans un des types de médiums, de telle ou telle structure syntaxique et/ou de telle ou telle routine référentielle ou planificatoire. Cette tendance est étroitement associée à la construction de normes grammaticales et de prototypes textuels, favorisée, comme on sait, par le mode de fonctionnement de divulgation de l’écriture et des pratiques qui lui sont associées. (Béguelin 1998, 232)

49L’analyse empirique nous a permis d’identifier 321 variantes. Au niveau morphosyntaxique, les variantes permettent de relâcher ou de dédensifier l’intégration de la syntaxe propositionnelle ; elles correspondent aussi à la sélection de formes appartenant à un français plus courant (comme quand un passé composé remplace un passé simple). Au niveau lexical, la substitution privilégie le plus souvent un terme moins soutenu ou la traduction française d’un terme latin.

Variantes morphologiques et syntaxiques

50La catégorie la plus fréquemment touchée par une substitution est celle des déterminants (n=49). Les cas de figure qui suivent sont trop divers pour dégager une tendance : insertion d’un déterminant à l’oral quand il est absent à l’écrit (n=15, ex. 33), choix d’un déterminant plus spécifique (indéfini > défini > possessif, n=9, ex. 34) ou d’un déterminant démonstratif (n=6, ex. 35). Il ne semble pas qu’on puisse donner une explication unifiée à ces variantes. La préférence pour un déterminant réalisé (plutôt que nul) peut s’expliquer par le fait que c’est le cas non marqué dans la construction du syntagme nominal et que l’omission du déterminant rend le style littéraire. La préférence pour un déterminant plus spécifique (défini) semble plus typique de l’écrit conceptionnel (recherche d’une autosuffisance référentielle), au contraire des cas où on opte pour un déterminant démonstratif à fonction déictique textuelle.

(33) Voltaire REP [prit | a pris] la suite avec Le Dîner du comte de Boulainvilliers, ADD [un] petit livre qui développe les idées de l’abbé de Saint-Pierre. (CAR-2018)
(34) La lettre si admirative que lui adressa la Sémiramis du Nord sera lue à l’Académie et transcrite sur REP [les | ses] registres. (CAR-2017)
(35) Il y a peu encore dépressif, d’Alembert fut littéralement ressuscité par REP [son | cette] élection. (CAR-2018)

51On constate une tendance à privilégier en lecture des formulations plus analytiques que synthétiques (son grand œuvre > l’œuvre de l’abbé). À 9 reprises, une proposition subordonnée participiale est remplacée par une proposition subordonnée avec introducteur (conjonction ou pronom relatif, ex. 36), provoquant une dédensification de l’intégration syntaxique.

(36) Ils s’enivrèrent ainsi du droit de tuer, REP [aimant | puisqu’ils aimaient] ADD [les] l’humanité, ADD [et non] pas les hommes. (DAR-2016)

52D’un point de vue syntaxique, nous nous attendions à trouver davantage de variantes du dispositif syntaxique direct (SVO) pour privilégier un dispositif segmenté ou présentationnel (Carnol & Simon 2020). Ces variantes syntaxiques, qui permettent de présenter de manière segmentée l’élément thématique, concernent 7 occurrences (ex. 37).

(37) En 1783 ADD [un évènement se produit important pour lui] ADD [c'est] la paix de Paris ADD [qui] REP [mit | met] fin à la guerre entre la France et l’Angleterre. (CAR-2016)

53Concernant les substitutions de temps ou de modes verbaux, le cas le plus fréquent (29/72) concerne la substitution d’un passé simple par un autre temps (présent, imparfait ou passé composé). Essentiellement utilisé dans les textes narratifs, le passé simple est de longue date perçu comme une forme élaborée, littéraire (Wüest 2009, 155), voire utilisée pour produire un français prétentieux (Blanche-Benveniste 2013, 23). Le remplacement du passé simple par un autre temps du passé ou par le présent n’est probablement pas effectué de manière consciente, ou du moins pas préparé par une annotation manuscrite du discours imprimé pour être oralisé : il se peut que cet évitement du passé simple soit causé par son emploi non naturel à l’oral, même sous la Coupole de l’Académie française où une extrême formalité est de mise (ex. 38).

(38) Mais lorsqu’il en REP [vint | vient] à traiter de la paix et de la guerre, il REP [perdit | perd] toute prudence. (CAR-2018)

54Pour terminer, nous avons constaté d’une part une tendance à insérer un pronom sujet ou un verbe (plein ou auxiliaire) afin d’éviter à l’oral des tournures elliptiques privilégiées à l’écrit (ex. 39, 40) et, d’autre part, à modifier l’ordre des mots pour défaire des inversions verbe-sujet qui sont perçues comme relevant d’un style plus soutenu et moins naturel à oraliser (ex. 41).

(39) Le commerce a besoin de paix et ADD [il] contribue à sa conservation. (CAR-2018)
(40) La demande d’audition présentée dans son mémoire par l’abbé est rejetée par vingt voix contre quatre, et l’exclusion ADD [sera] votée à la majorité des boules noires. (CAR-2018)
(41) Et surtout, écrira l’abbé, parce qu’ils vivaient dans des climats chauds, propices au dérèglement de l’esprit. Mais REP [, ajoute-t-il, | il ajoute] « les opinions extravagantes des pays chauds […] » (CAR-2018)

Variantes lexicales

55On a annoté comme variantes lexicales (n=59) les substitutions d’un nom, d’un adverbe ou d’un verbe par une variante qui presque toujours ressortit à un niveau de langue moins recherché. Si cette variation est imputable au domaine médial, c’est que les scripteurs ont activé pour leurs productions écrites des normes qui diffèrent de celles qu’ils ont intégrées pour l’oralisation de ces productions. Cependant, selon Koch & Oesterreicher (2001, 605), cette variation relèverait plutôt du domaine conceptionnel relativement auquel les marques diaphasiques sont interprétées10. Nous avons en tout cas montré que le transcodage des discours académiques n’est pas dissociable d’une modification des conditions d’énonciation et de réception, vers l’immédiat communicatif.

56Les noms puis les adverbes forment les catégories les plus fréquentes pour ce type de substitutions : mot latin remplacé par sa traduction française (ex. 42) ou un mot technique remplacé par un mot plus courant (ex. 43). Lorsque l’orateur choisit de conserver un terme spécialisé, il peut insérer un commentaire visant à l’expliciter pour son auditoire (ex. 44).

(42) Les stoïciens DEL [et] les épicuriens, DEL [par exemple,] chacun à leur manière, REP [voyaient | virent] dans la REP [virtus | vertu] un ressort éthique intime. (DAR-2016)
(43) L’Académie finit par accepter ce legs et les conditions mises par son REP [testateur | donateur]. (VIT-2018)
(44) Ce qui importe en premier, c’est que tous ceux qui constituent l’Europe acceptent que les frontières en soient immuables, et que les souverainetés ADD [c'est ainsi que l'abbé appelle les états] le soient aussi. (CAR-2018)

6 | Production de disfluences

57Une lecture préparée d’un texte écrit n’est pas exempte de disfluences, qui ont pour effet d’interrompre provisoirement le flux régulier de la parole. Les disfluences peuvent être un indice à double facette, à la fois des symptômes d’un problème de linéarisation du discours oral, mais aussi des signaux permettant d’attirer l’attention sur un mot cible ou d’opérer une segmentation du flux de parole (Grosman 2018, 16). Nous n’avons annoté que les disfluences donnant lieu à la production d’une unité lexicale ou pseudo-lexicale (lapsus, répétition totale ou partielle, pause pleine de type euh), sans tenir compte d’éléments non verbaux comme les allongements ou les pauses silencieuses relevant de la matérialité phonique de la parole. Au total, 223 disfluences ont été annotées. Les pauses pleines (euh) sont extrêmement rares (n=9) et presque toutes produites par le même orateur : elles ne constituent pas une manière typique d’hésiter dans les discours solennels. Le cas le plus courant est qu’un mot lu est mal prononcé (n=92) et qu’il est soit laissé tel (23% des cas), soit répété sous sa forme correcte (77% des cas, ex. 45). Lorsque le mot mal prononcé n’est pas corrigé, on peut penser que c’est un lapsus qui a échappé à l’attention de l’orateur (ex. 46).

(45) cette ADD [expéran/] ADD [exa/] exaspérante énergie des ADD [vaciti/] vaticinateurs de la vertu (DAR-2016)
(46) Plutarque en trace un REP [portrait | portait] tragique et flatteur qui ne correspond pas à ce que la REP [postérité | prospérité] en a retenu. (DAR-2016)

58Est également fréquente la répétition à l’identique (n=72), totale (ex. 47) ou partielle (ex. 48), qui allonge le temps du processus de transcodage du graphique vers le phonique. Ces insertions de segments répétés se font dans 31% des cas non pas de manière contigüe, mais par anticipation d’une forme qui intervient plus loin dans la linéarisation de la phrase (ex. 49). L’anticipation lexicale montre la complexité du processus de transcodage, qui consiste en une lecture (décodage) suivie d’une oralisation (encodage), la première ayant un temps d’avance sur la seconde.

(47) Pour l’abbé de Saint-Pierre, ADD [la] la décision fut plus clémente. (CAR-2018)
(48) Le Journal de Morellet témoigne du profond ADD [chang/] changement qui REP [s’est produit | se produit] ADD [alors] en lui. (CAR-2016)
(49) ADD [Mais Louis dix-/] Mais en ADD [dix/] dix-huit-cent-seize11, Louis dix-huit rendit vie à l’Académie. (CAR-2016)

7 | Conclusion

59Dans cette étude, nous avons comparé des discours solennels lus aux séances publiques de l’Académie française à leur version écrite, l’écrit étant à la fois un texte préparatoire au discours oral et publié. Le discours académique relève de l’écrit conceptionnel et de l’oral médial (Koch & Oesterreicher 2001, 585-586). En analysant les divergences qui se font jour entre deux présentations d’un « même » texte, on visait à neutraliser autant que possible la dimension conceptionnelle pour mesurer l’impact du médium sur la variation. Nous avons limité nos observations à la dimension verbale des textes, ne tenant compte ni de leur matérialité graphique (découpage en paragraphes, mise en page, etc.)12, ni de leur matérialité sonore (pauses, intonation, débit, allongements, etc.).

60À partir d’un relevé systématique de 901 divergences entre les « mots écrits » et les « mots prononcés » dans un corpus de 2h35 de parole (22 505 tokens), nous avons tenté d’interpréter ces écarts relativement aux dimensions conceptionnelle et médiale et à l’inscription historique des normes dans la langue française.

61Au plan conceptionnel, les discours solennels relèvent de la distance communicative, tant dans leur version écrite que dans leur lecture orale. Ce que permet le support écrit lors de la performance orale, c’est non seulement de lire son texte à haute voix devant le public, mais aussi de se relire, de se corriger ou de continuer à préciser son propos. Les modifications du texte sont des occasions de reformulation, qu’il s’agisse de modifications microsyntaxiques (voir 4.1) ou de corrections ponctuelles (voir 4.4) par lesquelles l’auteur continue à affiner, nuancer, parfaire son texte, aussi élaboré soit-il.

62Au plan médial, le texte écrit devient un texte oral tout en conservant un haut degré d’élaboration. Certains paramètres de la distance communicative (Koch & Oesterreicher 2001, 586) ne sont pas modifiés : les discours (écrits comme prononcés) relèvent de la communication publique – puisqu’ils publicisent l’action de l’Académie française ; leur contenu thématique est fixe, détaché de l’action et de la situation ; leur développement est monologique. Ce que modifie la présentation en séance publique par rapport à la version imprimée, c’est la coprésence spatiale et temporelle : l’orateur voit son public et est invité à manifester une certaine expressivité. L’ensemble des personnes présentes se voient mutuellement et perçoivent le même environnement, dans lequel des écrans vidéos permettent l’affichage d’images animées (gros plans sur l’orateur ou le public) ou fixes (iconographie picturale). La plupart des modifications textuelles (voir 4.3) sont induites par la gestion déictique ou référentielle de cette coprésence situationnelle : pointer vers un portrait qui s’affiche à l’écran (Il est là, l’abbé Morellet), saluer ou remercier son auditoire pour l’attention portée au discours (Je vous remercie de votre attention), expliquer un terme technique13 (les souverainetés, c'est ainsi que l'abbé appelle les états), formuler un commentaire personnel (C’est triste à dire à l’Académie). Quelques rares marqueurs de discours remplissent également cette fonction expressive (hélas) ou interactive (hein). Notre analyse montre que la coprésence spatiale et temporelle relève davantage de la dimension médiale que de la dimension conceptionnelle.14.

63Toujours au plan médial, nous avons relevé quelques modifications liées au transcodage du code graphique vers le phonique : la présence de guillemets pour délimiter une citation est rendue par des formules explicites comme je cite, de préférence avant la citation ; les notes de bas de page ne sont pas lues, les attentes en ce qui concerne la citation des sources n’étant pas les mêmes. Enfin, le processus de lecture à haute voix d’un texte long formé de phrases complexes laisse des traces, sous la forme de disfluences (lapsus, prononciations erronées ou répétitions). Nous pensons que l’insertion de marqueurs de discours absents du texte écrit (principalement des et) est un autre moyen de gérer la fluidité de la lecture par le biais d’appuis phoniques.

64Le dernier facteur permettant d’expliquer les variations de forme entre le texte écrit et son énonciation orale relève des normes lexicales et grammaticales intériorisées par les locuteurs et du maniement des codes régissant la tradition discursive des discours solennels. Écrire un discours pour une séance publique de l’Académie française, c’est se donner l’occasion de briller, de se distinguer et d’instruire son prochain, si possible en lui procurant un plaisir intellectuel plutôt que de l’ennui. Ce contrat communicatif, allié au style très élaboré requis par la distance communicative, incite à utiliser un lexique recherché, voire rare, et à démontrer une maitrise des subtilités de la grammaire française. Les normes de la variété la plus haute de la langue française épousent parfaitement les conditions de réception d’un texte écrit. Lorsqu’il s’agit de prononcer ce texte en présence d’auditeurs de chair et d’os, on peut ressentir une réticence à prononcer à voix haute ces mots qu’on a sélectionnés à l’abri des quatre murs de son bureau ou de sa bibliothèque, ces mots qui pourraient donner l’impression d’affecter une forme de pédanterie. Une conscience de différences entre les normes de l’écrit et les normes de l’oral15 pourrait expliquer des substitutions grammaticales (voir 5.1 : insérer un déterminant, remplacer un passé simple par un présent, simplifier les types de subordonnées) ou lexicales (voir 5.2 : le latin virtus devient le français vertu, testateur est remplacé par donateur, fort par très, etc.).

65Les raisons qui font qu’on ne parle pas tout à fait comme on écrit sont complexes et multiples, enracinées dans des facteurs situationnels et conceptionnels mais aussi dans les normes qui sédimentent ces usages variables de la langue. Même si le niveau verbal des usages langagiers est transférable d’un médium à l’autre (du graphique vers le phonique et inversement), nous avons montré empiriquement que cette dimension médiale n’est pas complètement séparable de la dimension conceptionnelle et qu’elles interfèrent toutes les deux dans le choix des mots.

    Notes

  • 1 Dont la neuvième édition est en cours de publication depuis 1986.
  • 2 La notion d’ancrage actionnel et référentiel est développée par Koch & Oesterreicher (2001, 586). Les discours sur les prix littéraires, à l’occasion d’un décès ou de la réception d’un nouveau membre font exception, puisqu’ils sont ancrés dans une actualité (primer un texte, saluer une personnalité).
  • 3 Les textes et les vidéos de ces discours sont téléchargeables via le site web de l’Académie. Le moteur de recherche du site permet par ailleurs de consulter une vaste archive de discours à partir du XVIIe s. :
  • 4 Nous n’avons pas retenu les discours sur les prix littéraires à cause de leur longueur, de l’abondance de noms propres et de titres et de leur caractère répétitif ponctué par les applaudissements du public.
  • 5 Cette méthode permet de conserver l’information sur l’usage des majuscules, des signes de ponctuation, des sauts de paragraphes et des notes de bas de page. Elle ne permet pas d’analyser la mise en page du texte imprimé.
  • 6 Ces liens, disponibles sur la page de chaque discours, renvoient à des vidéos archivées sur la plateforme You Tube.
  • 7 Le marqueur et correspond à 35 occurrences sur 76. Nous adoptons une définition large de la notion de marqueur de discours, qui inclut des connecteurs textuels. Dans nos données, ces marqueurs servent des fonctions d’addition, de textualisation/séquentialisation, de contraste et de modalisation.
  • 8 Lorsqu’un exemple contient plusieurs modifications, on ne met en gras que celle qui fait l’objet du commentaire.
  • 9 Pour ces cas, nous avons vérifié que la version modifiée lors de la lecture corrigeait une erreur dans le texte écrit, pour ne pas les confondre avec une disfluence où une erreur aurait été commise à la lecture.
  • 10 Par exemple en français le terme automobile sera perçu comme recherché dans le style parlé et comme simplement soutenu dans le style écrit. À l’autre extrémité du continuum, bagnole serait perçu comme familier dans le style parlé mais populaire voire vulgaire lorsqu’on l’utilise dans le style écrit.
  • 11 Le texte original donne « en 1816 » et « Louis XVIII », mais nous écrivons en toutes lettres pour faire percevoir plus aisément l’amorce lexicale. Le fait que les deux chiffres successifs commencent par « dix-huit » entraine peut-être la confusion.
  • 12 Dans leur version publiée sur internet, les textes sont mis en page de manière justifiée et découpé en paragraphes séparés par des espaces. Un texte (VIT-2018) présente un découpage supérieur au paragraphe, en sections délimitées à l’aide de symboles (*). Au niveau inférieur du découpage en paragraphe, un texte (RUF-2017) contient des sauts de lignes sans espaces. Ces découpages seraient intéressants à prendre en compte pour le découpage prosodique et l’insertion des pauses. Les caractères italiques et les majuscules sont utilisés pour transcrire les titres d’œuvres. Dans certains textes (VIT-2018), les caractères italiques doublent l’usage des guillemets pour les citations.
  • 13 Lorsqu’on lit un texte, on a la possibilité de s’arrêter pour consulter un dictionnaire ou une encyclopédie et s’éclairer sur le sens d’un terme, ce qui n’est pas possible lorsqu’on écoute un discours oral, d’une part parce que l’orateur ne va pas s’interrompre et qu’on va perdre le fil, d’autre part parce que la consultation d’une encyclopédie via un appareil connecté mobile ne serait pas un comportement socialement acceptable. Dans des conditions moins strictement mono-gérées, qu’il s’agisse d’un cours ou d’une conférence, on a la possibilité de poser des questions à la fin de l’exposé.
  • 14 C’est un aspect sur lequel nous nous écartons de la grille de Koch & Oesterreicher (2001 : 586) établissant les « paramètres pour caractériser le comportement des interlocuteurs par rapport aux déterminants situationnels et conceptionnels ». Le critère de coprésence spatiale est davantage lié au médium que les autres critères : il est en effet difficile d’imaginer une communication écrite en cas de coprésence spatiale, sauf des cas très atypiques où l’échange parlé serait empêché et remplacé par un échange écrit (échange de billets ou de messages électroniques en parallèle à une réunion), créant par-là un cadre communicatif non focalisé au sens de Goffman (1987).
  • 15 Étant entendu que ces normes s’organisent elles-mêmes de manière graduelle et non binaire.

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